“Średnik przy ujściu Dubissy do Niemna” de Napoleon Orda (1807-1883), Archives du musée national de Varsovie / cyfrowe.mnw.art.pl
Publié en 1839 en polonais à Poitiers, ce livre fait l’objet d’une traduction en langue française parue le 5 mars 2020.

Monsieur Sędzic, le fils du juge
ou Récit sur la Lituanie et la Samogitie
Jan Gasztowtt
Traduction et notes sous la direction de Sébastien Delprat
Éditeur : L’Harmattan
Collection : Mare Balticum
Publication : 5 mars 2020
Livre papier : 13,50 €
Version numérique : 9,99 €
CHAPITRE PREMIER
Une famille de la noblesse moyenne.
« Avez-vous semé beaucoup de lin cette année ? » demanda le voisin venu chez les S.
« 40 pur1 » répondit le plus âgé des sept frères S.
« Vous allez gagner une belle somme d’argent. »
« Ah ! N’en avons-nous pas bien besoin ? Voyez-vous monsieur Sędzic2, nous avons tous déjà des moustaches, nous avons chacun besoin d’un cheval, d’un frac et d’une redingote. Nous souhaitons, et nous devons, paraître dans le monde d’une manière convenable et, enfin, nos sœurs ont leurs propres dépenses. »
« Où sont-elles, messieurs ? », demanda monsieur Sędzic, un jeune homme de 23 ans, de grande taille, au visage agréable et aux yeux noirs et vifs.
« Elles sont encore à leurs toilettes. »
À ce moment-là, un jeune garçon habillé à la manière cosaque apporta deux plateaux. Sur le premier il y avait quelques carafes de vodka et un verre à pied3, sur le second, deux assiettes garnies de tranches de charcuterie, de pain et de beurre.
Monsieur Andrzej, le plus jeune frère S., s’adressa à l’invité : « Monsieur Sędzic a certainement déjà pris son café ? »
« Tout à fait. »
« Posons nos pipes (car tous les avaient au bec) et prenons de la vodka avant que le déjeuner ne soit servi. À la vôtre monsieur Sędzic. »
« Merci. »
1 Le « pur » est une unité de mesure qui correspond à 24 pots varsoviens. (Note de l’auteur)
2 En Lituanie et en Samogitie chaque noble doit avoir une fonction publique. Il serait irrité si ses confrères nobles l’appelaient autrement que par le nom de cette fonction. Lorsqu’un noble ne possède pas son propre titre, il prend le titre de son père. Son titre lui est aussi parfois attribué comme une plaisanterie par ses confrères et il peut devenir, plus tard, un titre honorifique. Ainsi, le fils non marié d’un juge, « Sędzia » en polonais, est appelé « Sędzic », le fils du président, « Prezydent » en polonais, est nommé jusqu’à son mariage « Prezydentowicz ». Après son mariage le fils de juge, « Sędzic », prend le titre de son père, donc « Sędzia ». De même pour le fils du président, « Prezydentowicz », qui, marié, devient « Prezydent ». C’est ainsi que de génération en génération sont transmis les titres anciens qui constituent la fierté de la noblesse. (Note de l’auteur)
3 En Lituanie, comme chez les nations slaves, il est de coutume de boire dans le même verre : les maladies contagieuses étant moins généralisées, personne n’est dégoûté de toucher de ses lèvres l’endroit où les lèvres d’une autre personne se sont posées. (Note de l’auteur)
“Zaosie” de Napoleon Orda (1807-1883), Archives du musée national de Varsovie / cyfrowe.mnw.art.pl
Pan Sędzic a été publié anonymement à Poitiers en 1839 en langue polonaise. En 1967, le livre a fait l’objet d’une traduction en lituanien. Dans la préface de cette édition, Konstantinas Jablonskis donne à ce livre Jan Gasztowtt comme auteur.
Jan, forme polonaise du prénom, Gasztowtt est né en 1803 à Baisogala en actuelle Lituanie. Il est l’aîné d’une famille de petite noblesse. À la mort de ses parents en 1822 et 1823, il quitte l’Université de Vilnius où il étudiait, il prend en charge l’administration du domaine familial et l’éducation de sa fratrie, et en particulier de son frère Maurice. Il se marie en 1828 et devient père de deux enfants : c’est par son fils aîné Wracisław qu’il a encore une descendance en Lituanie.
En 1831, Jean Gasztowtt est l’un des initiateurs du soulèvement en Lituanie. Par suite de l’écrasement de l’insurrection, il émigre en France en 1832, comme son frère Maurice.
Il entre dès 1835 dans le corps des Ponts-et-Chaussée et subira, le plus souvent à sa demande, de nombreuses mutations. Durant sa carrière, il demeurera, par exemple, dans la Nièvre, en Côte-d’Or, en Seine-et-Oise, en Seine-et-Marne, dans la Somme et dans la Drôme.
En 1839, il publie Pan Sędzic qu’il dédicace à la Société Démocratique Polonaise. Konstantinas Jablonskis note que Jean Gasztowtt a envoyé à cette même Société « non seulement une description d’une réforme administrative, mais avant cela Les nouvelles de Samogitie et de Courlande qui donnent les grandes lignes de certains de ses autres essais sur les paysans ». Il précise aussi que ses écrits « La description de l’insurrection du comté de Szawle en 1831, Commentaire sur la guerre des partisans et À propos de la division de la Pologne étaient conservés à la Bibliothèque nationale de Varsovie » et qu’ils « n’existent probablement plus car la grande majorité des collections de cette bibliothèque a été détruite par les Nazis durant la Seconde Guerre mondiale ».
En 1848, Jean Gasztowtt quitte précipitamment la France durant quelques mois pour rejoindre les insurgés de Poznań.
En France, il aura plusieurs enfants d’une dénommée Jeanne Vincent. Le premier qui nait en 1841 porte le prénom de Bronislas. Il sera élève à l’École polonaise, entrera dans la Légion Étrangère et mourra brillamment en Pologne lors de l’insurrection de 1863 sous le surnom du “Diable rouge”.
En 1849, naît un autre fils prénommée Arthur de son union avec Pascaline Decommence. Il sera lui aussi élève à l’École polonaise où il suivra le cours technique, puis sera employé des chemins de fer dans plusieurs départements français. Il aura en 1882 un fils nommé Arthur-Bronislaw qui mourra sans descendance en 1933.
La première épouse de Jean Gasztowtt continue à correspondre avec son beau-frère Maurice mais sans doute peu avec son époux. En 1860 et 1861, son fils Wracisław vient de Lituanie avec son épouse en cure mais il n’est pas certain qu’il ait revu son père durant ce séjour d’environ un an. Venceslas Gasztowtt, autre immigré de l’insurrection, écrira qu’une future ou hypothétique rencontre de Wracisław et de son épouse « avec les bâtards de Jean, et il y en a 3 ou 4, sera très désagréable »!
Jean Gasztowtt meurt en 1871 à Ruffec où il est inhumé.
Sébastien Delprat
Lettre du 31 décembre 1948 de Jean Gasztowtt, Archives nationales de France, F14 2530
La parution en français de Pan Sędzic a été l’occasion de publier le texte original polonais sur Wikisource. Cette publication a été effectuée en collaboration avec les contributeurs polonais.

Monsieur Sędzic, le fils du juge
ou Récit sur la Lituanie et la Samogitie
Jan Gasztowtt
Traduction et notes sous la direction de Sébastien Delprat
Éditeur : L’Harmattan
Collection : Mare Balticum
Publication : 5 mars 2020
Livre papier : 13,50 €
Version numérique : 9,99 €